Affaire C-17/19

Procédure pénale contre Bouygues travaux publics e.a.

Arrêt du 14 mai 2020

Renvoi préjudiciel - Travailleurs migrants - Sécurité sociale - Règlement (CEE) n° 1408/71 - Législation applicable - Article 14, paragraphe 1, sous a), et paragraphe 2, sous b) - Règlement (CE) n° 883/2004 - Article 12, paragraphe 1 - Article 13, paragraphe 1, sous a) - Travailleurs détachés - Travailleurs exerçant une activité dans 2 ou plusieurs Etats membres - Règlement (CEE) n° 574/72 - Article 11, paragraphe 1, sous a) - Article 12 bis, paragraphe 2, sous a), et paragraphe 4, sous a) - Règlement (CE) n° 987/2009 - Article 19, paragraphe 2 - Certificats E101 et A1 - Effet contraignant - Portée - Sécurité sociale - Droit du travail

L'article 11, paragraphe 1, sous a), l'article 12 bis, paragraphe 2, sous a), et paragraphe 4, sous a), du règlement (CEE) n° 574/72, ainsi que l'article 19, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 987/2009, doivent être interprétés en ce sens qu'un certificat E101, délivré par l'institution compétente d'un Etat membre, au titre de l'article 14, paragraphe 1, sous a), ou paragraphe 2, sous b), du règlement (CEE) n° 1408/71, à des travailleurs exerçant leurs activités sur le territoire d'un autre Etat membre, et un certificat A1, délivré par cette institution, au titre de l'article 12, paragraphe 1, ou de l'article 13, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 883/2004, à de tels travailleurs, s'imposent aux juridictions de ce dernier Etat membre uniquement en matière de sécurité sociale.

I. Faits

Bouygues, société établie en France, a obtenu l'attribution de marchés pour la construction d'un réacteur nucléaire à eau pressurisée (EPR) à Flamanville (France). Elle a constitué avec 2 autres entreprises une société en participation, qui a sous-traité ces marchés à un groupement d'intérêt économique composé notamment de Welbond, société établie en France. Ce groupement a aussi eu recours à :

Après une dénonciation sur les conditions d'hébergement de travailleurs étrangers, un mouvement de grève de travailleurs intérimaires polonais portant sur l'absence ou l'insuffisance de couverture sociale en cas d'accident et la révélation de plus d'une centaine d'accidents du travail non déclarés, une enquête a été menée par l'Autorité de sûreté nucléaire, puis par les services de police.

II. Litige national et question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE)

Cette enquête a abouti à une procédure pénale pour travail dissimulé engagée contre Bouygues, Welbond et Elco, qui ont employé des travailleurs couverts par des certificats E101 ou documents portables A1 (DPA1) émis au titre d'un détachement (article 12, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 883/2004) ou de l'exercice d'activités salariées dans plusieurs Etats membres (article 13, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 883/2004), sans avoir procédé aux déclarations nominatives préalables à l'embauche imposées par le code du travail français. Les sociétés ont été condamnées en appel. Elles contestent cette décision devant la Cour de cassation française.

La juridiction nationale se pose donc la question de l'impact d'un DPA1 en droit du travail :

III. Réponse de la Cour

A. Notion de DPA1

La CJUE rappelle d'abord l'objectif des DPA1, qui visent à faciliter la libre circulation des travailleurs et la libre prestation de services.

Ces certificats correspondent à un formulaire-type délivré, conformément au titre II du règlement (CE) n° 987/2009, par l'organisme compétent de l'Etat membre dont la législation de sécurité sociale est applicable, pour attester de la soumission des travailleurs à la législation de cet Etat (article 19, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 987/2009).

En raison du principe d'unicité de la législation applicable, selon lequel les travailleurs doivent être affiliés à un seul régime de sécurité sociale, les DPA1 impliquent que les régimes de sécurité sociale des autres Etats membres ne s'appliquent pas.

B. Portée des DPA1

1. Effet contraignant pour déterminer la législation de sécurité sociale applicable

La Cour rappelle ensuite sa jurisprudence concernant l'effet contraignant des DPA1, fondée sur les principes de coopération loyale (article 4, paragraphe 3, du traité sur l'Union européenne) et confiance mutuelle.

Ces certificats créent une présomption de régularité de l'affiliation des travailleurs au régime de sécurité sociale de l'Etat membre émetteur. Ils lient, en principe, les institutions et juridictions de l'Etat membre dans lequel le travail est effectué. Cet Etat doit tenir compte du fait que les travailleurs sont déjà soumis à la législation de sécurité sociale de l'Etat émetteur et ne peut pas les affilier à son propre régime de sécurité sociale, tant que les DPA1 ne sont pas annulés par l'institution émettrice.

Toutefois, en cas de fraude avérée, doublée d'une absence de réponse de l'institution émettrice à la demande de retrait de l'Etat d'accueil, dans un délai raisonnable, le juge national peut écarter un DPA1 frauduleux (pour plus d'informations sur l'effet d'un DPA1 en matière de sécurité sociale, voir les derniers arrêts rendus par la CJUE à ce sujet dans les affaires « Altun » et « Vueling »).

2. Sans effet pour déterminer le droit du travail applicable

Si les DPA1 produisent des effets contraignants, la CJUE précise dans cette affaire qu'ils sont limités aux seules obligations imposées par les législations nationales en matière de sécurité sociale visées par les règlements de coordination.

La notion de « législation » au sens de ces règlements correspond au droit des Etats membres concernant les branches de sécurité sociale énumérées à l'article 3, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 883/2004 (article 1, sous l), du règlement (CE) n° 883/2004).

Un DPA1 délivré par l'institution compétente d'un Etat membre à des travailleurs exerçant leurs activités dans un autre Etat membre s'impose aux juridictions de ce dernier Etat qu'en ce qu'il atteste qu'un travailleur est soumis, en matière de sécurité sociale, à la législation du premier Etat, pour l'octroi des prestations directement liées à l'une des branches visées à l'article 3, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 883/2004.

Ces certificats ne produisent donc pas d'effet contraignant à l'égard des obligations prévues par le droit national dans des matières autres que la sécurité sociale au sens des règlements de coordination, comme dans cette affaire en matière de droit du travail (obligations liées à la relation de travail entre employeurs et travailleurs, en particulier les conditions d'emploi et de travail).

3. Détermination de l'objet de la déclaration préalable à l'embauche exigée par le droit français : compétence de la juridiction nationale

Examiner la nature de l'obligation de déclaration préalable prévue par le code du travail français s'impose donc pour préciser les effets des DPA1 litigieux :

La Cour rappelle que, dans le cadre de la procédure de question préjudicielle (article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne), elle n'est pas habilitée à appliquer les règles du droit de l'Union à un litige national. Elle se prononce uniquement sur l'interprétation des traités et actes pris par les institutions de l'Union.

Dans cette affaire, les juridictions françaises restent compétentes pour établir les faits du litige national et interpréter les dispositions législatives ou réglementaires nationales pertinentes, afin de déterminer l'objet de l'obligation de déclaration préalable à l'embauche prévue par le code du travail.