Affaire C 434/93

Ahmet Bozkurt contre Staatssecretaris Van Justitie

Arrêt du 6 juin 1995

Accord d'association CEE-Turquie - Décision du Conseil d'association - Libre circulation des travailleurs - Chauffeur international de camion - Incapacité permanente - Droit de demeurer

"Pour vérifier l'appartenance d'un travailleur turc exerçant une activité de chauffeur international au marché régulier de l'emploi d'un État membre, au sens de l'article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, du 19 septembre 1980, du Conseil d'association institué par l'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, signé le 12 septembre 1963 à Ankara et approuvé, au nom de la Communauté, par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963, il appartient à la juridiction nationale d'apprécier si la relation de travail de l'intéressé présente un lien de rattachement suffisamment étroit avec le territoire de l'État membre, en prenant en considération notamment le lieu de l'engagement, le territoire à partir duquel l'activité salariée est exercée et la législation nationale applicable en matière de droit du travail et de sécurité sociale.

L'existence d'un emploi régulier dans un État membre, au sens de l'article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, précitée, peut être établie dans le cas d'un travailleur turc qui, pour l'exercice de son activité professionnelle, n'était pas tenu, en application de la législation nationale considérée, d'être en possession d'un permis de travail ni d'un permis de séjour, délivré par les autorités du pays d'accueil L'existence d'un tel emploi implique nécessairement la reconnaissance d'un droit de séjour dans le chef de l'intéressé.

L'article 6, paragraphe 2, de la décision n° 1/80 précitée ne confère pas au ressortissant turc, qui a appartenu au marché régulier de l'emploi d'un État membre, le droit de demeurer sur le territoire de cet État après qu'il a été victime d'un accident de travail ayant entraîné une incapacité permanente de travail".

Monsieur Ahmet Bozkurt travaille depuis le 21 août 1979 en qualité de chauffeur international sur les itinéraires du Moyen-Orient pour le compte d'une société de transports dont le siège social est situé aux Pays-Bas. Le contrat de travail de l'intéressé a été conclu selon le droit néerlandais et, dans l'intervalle de ses voyages, Monsieur Ahmet Bozkurt réside aux Pays-Bas. Selon la législation néerlandaise, du fait de sa profession, l'intéressé n'avait besoin ni d'autorisation d'emploi ni de permis de séjour. En effet, aux Pays-Bas, les chauffeurs internationaux de camions ne relèvent pas de la politique générale des étrangers.

A la suite d'un accident du travail en juin 1988, Monsieur Ahmet Bozkurt a bénéficié de prestations de l'assurance invalidité néerlandaise pour un taux d'incapacité de travail fixé entre 80 % et 100 %. La demande de permis de séjour sans limitation de durée formulée en 1991 par Monsieur Ahmet Bozkurt ayant été refusée par les autorités néerlandaises, l'intéressé fait valoir que les dispositions des décisions n° 2/76 et n° 1/80 lui conféraient le droit de résider aux Pays-Bas.

Le tribunal néerlandais, saisi de l'affaire, demande à la Cour si le type d'activité exercée par le requérant, qui travaillait hors du territoire néerlandais pour le compte d'un employeur néerlandais, mais sans obligation de permis de travail, et qui ne résidait que durant de courtes périodes pour lesquelles, d'ailleurs, il n'était pas tenu d'être en possession d'un permis de séjour, confère un droit au séjour de longue durée. S'il était démontré qu'un travailleur turc, tel que Monsieur Ahmet Bozkurt, appartient effectivement au marché de l'emploi des Pays-Bas, la décision n° 1/80 lui confère-t-elle également le droit de demeurer sur le territoire du pays d'accueil après avoir été victime d'un accident du travail ayant entraîné une incapacité permanente de travail.

Afin de déterminer sur quels critères il convient de se placer pour examiner si l'emploi de Monsieur Ahmet Bozkurt, en qualité de chauffeur de camion, peut être considéré comme un emploi régulier au sens de l'article 2 de la décision n° 2/76 et/ou de l'article 6 de la décision n° 1/80, la Cour indique que dans l'arrêt Lopes da Veiga (affaire n° 9/88, point 17), elle avait interprété la notion de travailleur occupé sur le territoire d'un autre État membre. Elle avait en effet précisé qu'aux fins de l'application du règlement n° 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, il appartenait à la juridiction nationale de déterminer «si le rapport juridique de travail peut être localisé sur le territoire d'un État membre ou s'il présente un rattachement suffisamment étroit avec ce territoire».

Dans leurs observations, les gouvernements néerlandais, allemand, hellénique et britannique s'opposaient à ce que l'arrêt Lopes da Veiga puisse servir à l'interprétation des dispositions découlant d'un accord d'association. Ils estimaient que les objectifs d'un accord d'association en matière de libre circulation des travailleurs sont beaucoup plus modestes que ceux découlant du Traité CEE. L'avocat général, comme la Cour, ne suivent pas le même raisonnement. L'avocat général rappelle d'ailleurs que dans l'arrêt Kziber, pour définir la notion de sécurité sociale figurant à l'article 41 § 1 de l'accord, la Cour a fait appel à la notion de sécurité sociale du règlement n° 1408/71.

La Cour rappelle qu'en adoptant la décision n° 1/80, l'objectif du Conseil d'association était de franchir une étape supplémentaire dans la libre circulation en s'inspirant des articles 48, 49 et 50 du Traité. Elle précise donc que les critères employés dans l'arrêt Lopes da Veiga doivent être utilisés dans cette affaire. Pour vérifier le lien avec le territoire néerlandais, elle relève les circonstances suivantes ; employeur néerlandais, contrat de travail rédigé en néerlandais et conclu selon le droit néerlandais, le requérant conduisait des camions enregistrés aux Pays-Bas, il relevait du système de sécurité sociale néerlandais et perçoit maintenant des prestations d'invalidité néerlandaises.

Le lien avec le régime néerlandais étant établi, il s'agissait pour la Cour de démontrer que le travail exercé était un emploi régulier au sens de l'article 6 § 1 de la décision n° 1/80, bien que pour ce travail aucun permis de travail ou de séjour néerlandais n'ait été nécessaire. Dans l'arrêt Sevince (affaire n° C 192/89, point 30), la Cour avait indiqué que : "la régularité de l'emploi au sens de ces dispositions (article 6 § 1 de la décision n° 1/80), même en admettant qu'elle ne soit pas subordonnée à la possession d'un titre régulier de séjour, suppose toutefois une situation stable et non précaire sur le marché de l'emploi".

La Cour précise que le caractère régulier d'un emploi doit s'apprécier au regard de la législation de l'État d'accueil. Elle ajoute que la reconnaissance des droits n'est pas subordonnée par l'article 6 de la décision n° 1/80 à ce que le caractère régulier de l'emploi soit établi par un document administratif spécifique. Elle conclut que les droits découlant de l'article 6 de la décision n° 1/80 sont reconnus à des ressortissants turcs déjà intégrés au marché du travail, indépendamment de la délivrance par les autorités administratives compétentes de documents de travail ou de séjour.

S'agissant du droit de demeurer pour un travailleur turc présentant une incapacité permanente de travail, la Cour indique que l'article 6 de la décision n° 1/80 vise la situation du travailleur turc actif ou en incapacité provisoire de travail, mais pas celle de turc ayant quitté définitivement la marché du travail parce qu'il est atteint, comme en l'espèce, d'une incapacité totale et permanente de travail. La décision ne contient aucune disposition concernant le droit de demeurer après avoir cessé d'exercer une activité dans un État membre.

De plus, comme l'observe la Cour, il n'est pas possible de transposer aux travailleurs turcs le régime applicable au titre de l'article 48 du Traité dans la mesure où l'article 48 § 3 point d) du Traité subordonne le droit de demeurer après avoir exercé une activité à l'adoption d'un règlement par la Commission. Elle conclut qu'un travailleur turc ayant appartenu au marché régulier du travail d'un État membre ne peut pas se prévaloir de l'article 6 § 2 de la décision n° 1/80 pour demeurer sur le territoire de cet État après avoir été victime d'un accident du travail ayant entraîné une incapacité permanente de travail.