Arrêt du 15 mars 2018
Renvoi préjudiciel - Sécurité sociale des travailleurs migrants - Règlement (CEE) no 1408/71 - Articles 12, 46 bis à 46 quater - Prestations de même nature - Notion - Règle anti cumul - Notion - Conditions - Règle nationale prévoyant un complément de pension d’incapacité permanente totale pour les travailleurs âgés de 55 ans au moins - Suspension du complément en cas d’emploi ou de perception d’une pension de retraite
1) Une disposition nationale telle que celle en cause au principal, en vertu de laquelle le complément de pension d’incapacité permanente totale est suspendu durant la période au cours de laquelle le bénéficiaire de cette pension perçoit une pension de retraite dans un autre État membre ou en Suisse, constitue une clause de réduction au sens de l’article 12, paragraphe 2, du règlement (CEE) no 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement (CE) no 118/97 du Conseil, du 2 décembre 1996, tel que modifié par le règlement (CE) no 592/2008 du Parlement européen et du Conseil, du 17 juin 2008.
2) L’article 46 bis, paragraphe 3, sous a), du règlement no 1408/71, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement no 118/97, tel que modifié par le règlement no 592/2008, doit être interprété en ce sens que la notion de « législation du premier État membre » doit être comprise comme incluant l’interprétation qui est faite d’une disposition législative nationale par une juridiction nationale suprême.
3) Un complément de pension d’incapacité permanente totale alloué à un travailleur en vertu de la législation d’un État membre, telle que celle en cause au principal, et une pension de retraite acquise par ce même travailleur en Suisse doivent être considérés comme étant de même nature au sens du règlement no 1408/71, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement no 118/97, tel que modifié par le règlement no 592/2008.
4) L’article 46 ter, paragraphe 2, sous a), du règlement no 1408/71, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement no 118/97, tel que modifié par le règlement no 592/2008, doit être interprété en ce sens qu’une règle nationale anti cumul, telle que celle découlant de l’article 6 du Decreto 1646/1972 para la aplicación de la ley 24/1972, de 21 de junio, en materia de prestaciones del Régimen General de la Seguridad Social (décret 1646/1972 portant application de la loi 24/1972, du 21 juin 1972, relative aux prestations du régime général de sécurité sociale), du 23 juin 1972, n’est pas applicable à une prestation calculée conformément à l’article 46, paragraphe 1, sous a), i), dudit règlement lorsque cette prestation ne se trouve pas visée à l’annexe IV, partie D, du même règlement.
La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 4,12 et 46 quater du règlement (CEE) 1408/71. Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant l’Instituto Nacional de la Seguridad Social (INSS) et la Tesorería General de la Seguridad Social (TGSS) à M. José Blanco Marqués, au sujet de la décision de l’INSS de suspendre le versement de son complément de pension d’incapacité permanente totale en raison de la perception d’une pension de retraite suisse.
M. Blanco Marqués est bénéficiaire d’une pension espagnole pour incapacité permanente totale à exercer la profession d’électricien qualifié travaillant en fond de mine, découlant d’une maladie non professionnelle, statut qui lui a été reconnu par décision judiciaire en 1998. Cette pension a été calculée en fonction des seules cotisations versées en Espagne. Étant donné que l’intéressé était, à la date d’effet de cette décision, âgé de plus de 55 ans, il s’est vu accorder un complément de 20 %. Lorsqu’il a atteint l’âge de 65 ans, M. Blanco Marqués a obtenu, avec effet au 1er mars 2008, une pension de retraite suisse calculée sur la base des seules cotisations versées dans ce dernier pays.
En 2015, l’INSS a supprimé le complément de 20 % que percevait M. Blanco Marqués, au motif que ce complément était incompatible avec le bénéfice d’une pension de retraite, et a réclamé à celui-ci le remboursement de l’indu. Le premier recours devant le tribunal de Ponferrada à abouti à l’annulation de cette décision, car il a été considéré que le complément de 20 % n’était pas incompatible avec la perception d’une pension de retraite suisse, dès lors que, en application de l’article 46 bis, paragraphe 3, sous a), du règlement no 1408/71, il ne peut y avoir incompatibilité que si la législation nationale prévoit la prise en compte des prestations et des revenus acquis à l’étranger, ce que ne prévoit pas la législation espagnole. L’INSS a fait appel de ce jugement devant la Cour supérieure de justice en exposant la jurisprudence de la Cour suprême espagnole selon laquelle le complément de 20 % est suspendu, non seulement dans le cas où le bénéficiaire exerce un emploi, mais également dans le cas où ce dernier perçoit une pension de retraite dans un autre État membre ou en Suisse, dès lors qu’une telle pension de retraite constitue un revenu de substitution aux revenus issus d’un travail.
La juridiction de renvoi a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de Justice Européenne.
1) Par sa première question, la juridiction de renvoi demande si la règle espagnole consistant à suspendre le complément de 20%, si le travailleur exerce un emploi ou perçoit une retraite, constitue une clause de réduction au sens de l’article 12 du règlement 1408/71.
A titre liminaire, la Cour rappelle que le règlement 1408/71 s’applique à toutes les prestations d’invalidité, y compris celles destinées à maintenir ou à améliorer la capacité de gain. Par ailleurs, la définition des termes "prestations", "pensions" et "rentes" figurant dans ce règlement désignent toutes prestations, pensions et rentes, y compris tous les éléments à charge des fonds publics, les majorations de revalorisation ou allocations supplémentaires.
En outre, la Cour a déjà jugé qu’une règle nationale doit être qualifiée de clause de réduction lorsque le calcul qu’elle impose a pour effet de réduire la montant de la pension à laquelle l’assuré peut prétendre du fait qu’il bénéficie d’une prestation dans un autre Etat membre. Elle a aussi jugé qu’une règle nationale qui prévoit que le supplément ajouté à une pension de retraite est diminué du montant d’une pension de retraite auquel l’intéressé peut prétendre en vertu d’un régime d’un autre État membre, constitue une clause de réduction au sens de l’article 12, paragraphe 2, du règlement no 1408/71. La Cour en conclut que la suspension du complément de pension espagnole en cas de reprise d’activité ou d’attribution de pensions dans d’autres Etats membres ou en Suisse constitue bien une clause de réduction au sens de l’article 12 du règlement 1408/71.
2) Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande à la Cour si les clauses de réduction, de suspension ou de suppression prévues par l’article 46, bis §3 a) du règlement 1408/71 doivent faire l’objet d’une loi nationale disposant que les prestations de vieillesse, d’invalidité et de survivants de la sécurité sociale espagnole sont incompatibles avec les prestations ou les revenus acquis à l’étranger par le bénéficiaire ou si, à défaut, ces prestations peuvent être soumises à des règles de non cumul selon la jurisprudence nationale.
La Cour rappelle que selon l’article 46 susvisé, il n’est tenu compte des prestations acquises au titre de la législation d’un autre État membre ou des autres revenus acquis dans un autre État membre que si la législation du premier État membre prévoit la prise en compte des prestations ou des revenus acquis à l’étranger, l’article 1er de ce même règlement définissant le terme « législation » comme désignant les lois, les règlements, les dispositions statutaires et toutes les autres mesures d’application, existants ou futurs, qui concernent les branches et les régimes de sécurité sociale. Elle rappelle également que la portée des dispositions législatives, réglementaires ou administratives nationales doit s’apprécier compte tenu de l’interprétation qu’en donnent les juridictions nationales.
Or, la Cour supérieure de justice espagnole a déjà donné une interprétation du droit espagnol en la matière et précisé que la suspension du complément de pension espagnole intervient, aussi bien en cas d’activité professionnelle que de perception d’une pension de retraite nationale ou d’une pension versée par un autre État membre ou la Suisse.
La cour en conclut que la notion de « législation du premier Etat membre » figurant à l’article 46 bis, paragraphe 3, sous a), du règlement no 1408/71 doit être interprétée comme incluant l’interprétation qui est faite d’une disposition législative nationale par une juridiction nationale suprême.
3) Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande si le complément de pension de 20% alloué en vertu de la législation espagnole et la pension de retraite du régime suisse doivent être considérés de même nature au sens du règlement 1408/71.
La Cour rappelle sa jurisprudence constante : des prestations de sécurité sociale doivent être regardées comme étant de même nature lorsque leur objet et leur finalité ainsi que leur base de calcul et leurs conditions d’octroi sont identiques.
Or, l’objet et la finalité du complément de 20 % est de protéger une catégorie spécifique de personnes particulièrement vulnérables, à savoir les travailleurs âgés de 55 à 65 ans, à l’égard desquels une incapacité permanente totale a été reconnue et pour lesquels il s’avère difficile de trouver un emploi dans une profession différente de celle qu’ils exerçaient auparavant.
Il en découle que la pension d’incapacité permanente totale et le complément de 20 % présentent des caractéristiques analogues à celles des prestations de vieillesse, dans la mesure où ils tendent à garantir des moyens de subsistance aux travailleurs déclarés en incapacité permanente totale pour exercer leur profession habituelle et qui, ayant atteint un certain âge, auraient, en outre, des difficultés à trouver un emploi dans un domaine différent de leur profession habituelle.
La pension d’incapacité permanente totale et le complément de 20 % se distinguent d’une prestation de chômage, qui est appelée à couvrir le risque lié à la perte de revenus subie par le travailleur à la suite de la perte de son emploi, alors qu’il est encore apte à travailler. Contrairement à une prestation de chômage, qui a pour objet de permettre à l’intéressé de rester sur le marché du travail pendant la période de non-emploi, la pension d’incapacité permanente totale et le complément de 20 % visent à procurer à son bénéficiaire les moyens financiers lui permettant de subvenir à ses besoins pendant la période allant de la constatation de l’incapacité permanente totale jusqu’à l’âge de la retraite.
De ce fait, la Cour conclut que les deux prestations versées par l’Espagne et par la Suisse sont de même nature au sens du règlement 1408/71.
4) Par ses quatrième et cinquième questions, la juridiction de renvoi demande, dans l’hypothèse où les deux prestations en cause doivent être considérées comme étant de même nature, quelles dispositions particulières du règlement no 1408/71 en matière de cumul de prestations de même nature il convient d’appliquer.
La cour rappelle que les deux pensions espagnole et suisse ont été calculées en application de l’article 46, §1 a) du règlement 1408/71, c'est-à-dire, sans qu’il ait été fait appel au mécanisme de totalisation des périodes.
Par ailleurs, s’agissant des dispositions spécifiques applicables aux prestations d’invalidité, de vieillesse ou de survivants, l’article 46 ter, paragraphe 2, sous a), du règlement no 1408/71 dispose que les clauses anti cumul prévues par une législation nationale sont applicables à une prestation calculée conformément à l’article 46, paragraphe 1, sous a), de ce règlement uniquement lorsque deux conditions cumulatives sont remplies, à savoir lorsque, premièrement, le montant de la prestation est indépendant de la durée des périodes d’assurance ou de résidence accomplies et que, deuxièmement, la prestation se trouve visée à l’annexe IV, partie D, dudit règlement.
L’Espagne n’ayant pas mentionné la pension d’incapacité totale et son complément à cette dernière annexe, la Cour en conclut que la règle anti cumul prévue par la législation espagnole n’est pas applicable à une prestation calculée sans totalisation des périodes (article 46, §1 a) du règlement 1408/71).