Arrêt du 2 avril 2020
Renvoi préjudiciel - Travailleurs migrants - Sécurité sociale - Règlement (CEE) n° 1408/71 - Législation applicable - Article 14, point 1, sous a) - Travailleurs détachés - Article 14, point 2, sous a), i) - Personne exerçant normalement une activité salariée sur le territoire de 2 ou plusieurs Etats membres et occupée par une succursale ou une représentation permanente que l'entreprise possède sur le territoire d'un Etat membre autre que celui où elle a son siège - Règlement (CEE) n° 574/72 - Article 11, paragraphe 1, sous a) - Article 12 bis, paragraphe 1 bis - Certificat E 101 - Effet contraignant - Certificat obtenu ou invoqué de manière frauduleuse - Compétence du juge de l'Etat membre d'accueil pour constater la fraude et écarter le certificat - Article 84 bis, paragraphe 3, du règlement n° 1408/71 - Coopération entre institutions compétentes - Autorité de la chose jugée au pénal sur le civil - Primauté du droit de l'Union
Vueling est une compagnie aérienne ayant son siège social à Barcelone (Espagne), inscrite au registre du commerce et des sociétés de Bobigny (France) en raison de la création d'un fonds de commerce de transport aérien implanté à l'aéroport Roissy - Charles de Gaulle. Elle a opéré des vols réguliers entre plusieurs villes espagnoles et cet aéroport à partir de 2007.
En avril 2007, M. Poignant a été engagé par Vueling en tant que copilote par un contrat rédigé en langue anglaise et régi par le droit espagnol. Par un avenant en juin 2007, il a été détaché à l'aéroport Roissy - Charles de Gaulle. Ce détachement, prévu initialement pour 6 mois, a été renouvelé une fois pour la même durée.
En 2008, l'inspection du travail française a constaté l'existence d'une fraude au détachement du personnel naviguant de Vueling exerçant ses activités à l'aéroport Roissy - Charles de Gaulle. Elle a relevé que :
Une procédure pénale a été engagée contre Vueling pour infraction de travail dissimulé (article L. 8221-3 du code du travail). L'employeur était accusé d'avoir intentionnellement exercé l'activité de transporteur aérien à l'aéroport Roissy - Charles de Gaulle entre 2007 et 2008, sans déclaration aux organismes de protection sociale, en assimilant irrégulièrement l'activité exercée en France à un détachement de travailleurs, alors qu'ils avaient été embauchés dans le seul but de travailler sur le territoire français, à partir d'une base d'exploitation située en France. La compagnie aérienne a été condamnée en appel en 2012.
Sur la base de cette condamnation, l'Urssaf compétente a demandé à l'institution espagnole émettrice des DPA1 leur annulation (en avril 2012).
En mars 2014, la condamnation pénale de Vueling a été confirmée par la Cour de cassation, devenant définitive.
En avril 2014, l'institution émettrice espagnole a annulé les DPA1. La compagnie aérienne ayant contesté cette décision, l'autorité espagnole compétente a précisé que cette annulation ne produirait pas d'effets sur l'affiliation des travailleurs détachés au régime de sécurité sociale espagnol car :
Sur la base du constat de travail dissimulé de l'inspection du travail, la caisse de retraite du personnel naviguant professionnel de l'aéronautique civile (CRPNPAC) et M. Poignant ont engagé en 2008 une procédure civile contre la compagnie aérienne :
S'appuyant sur la condamnation pénale définitive de la société en 2014, les 2 juridictions civiles françaises s'interrogent sur l'effet contraignant des DPA1 frauduleux. Etant soumises au principe de droit français de l'autorité de la chose jugée au pénal sur le civil, ces juridictions civiles sont tenues par la condamnation retenue par le juge pénal lorsqu'elles statuent sur des faits identiques. Elles relèvent que la condamnation pénale de Vueling a été rendue en méconnaissance de la procédure de retrait des DPA1 prévue par le droit de l'Union. Elles s'interrogent donc sur l'articulation entre ce principe de droit national et le principe de primauté du droit de l'Union.
Les questions suivantes sont posées à la CJUE :
La CJUE rappelle d'abord sa jurisprudence « Altun » concernant l'effet contraignant du DPA1 (présomption de régularité de l'affiliation), même frauduleux, qui ne peut être écarté par le juge national qu'en cas de fraude avérée, doublée d'une absence de réponse de l'institution émettrice à la demande de retrait, dans un délai raisonnable.
La Cour définit la fraude par la réunion :
Dans ces affaires, les DPA1 ont été délivrés au titre de l'article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement n° 1408/71, relatif aux travailleurs détachés qui demeurent soumis à la législation de sécurité sociale de l'Etat d'envoi (Espagne). Or, l'inspection du travail et le juge pénal français ont constaté que la situation relevait de l'article 14, paragraphe 2, sous a), i), du règlement n° 1408/71. Cette seconde disposition concerne le personnel naviguant d'une compagnie aérienne effectuant des vols internationaux et occupé par une succursale établie dans un Etat membre autre que celui du siège de l'entreprise. Ces travailleurs sont soumis à la législation de l'Etat membre sur le territoire duquel cette succursale se trouve (base d'exploitation située en France).
L'inspection du travail et le juge pénal français ont aussi considéré que la compagnie aérienne avait opéré des manoeuvres frauduleuses destinées à contourner les conditions légales de délivrance des DPA1 (notamment en domiciliant fictivement des travailleurs à l'adresse de son siège en Espagne, alors qu'ils n'avaient jamais résidé dans cet Etat mais en France).
La CJUE estime que les institutions et juridictions françaises compétentes disposaient d'indices concrets de l'existence d'une fraude au détachement. Toutefois, ces éléments ne justifient pas qu'elles constatent définitivement la fraude et écartent les DPA1 unilatéralement.
La Cour impose que la procédure de retrait prévue à l'article 84 bis, paragraphe 3, du règlement n° 1408/71 (saisir l'institution émettrice pour qu'elle statue sur la validité du DPA1, puis la Commission administrative en cas de désaccord persistant de l'Etat d'accueil) soit menée préalablement à un éventuel constat définitif de fraude par les institutions compétentes de l'Etat d'accueil pour écarter les DPA1 litigieux.
Elle justifie sa position dans le contexte d'une suspicion de fraude. Cette procédure permet :
La CJUE précise cette notion de délai raisonnable à la lumière du principe de coopération loyale entre les institutions compétentes des Etats membres (article 4, paragraphe 3, du traité sur l'Union européenne), qui sous-tend la procédure de retrait et implique une confiance mutuelle.
Elle insiste sur la nécessité d'enclencher rapidement la procédure, en particulier en présence d'indices concrets de fraude, pour impliquer à un stade précoce l'institution émettrice des DPA1, afin qu'elle procède à leur réexamen et éventuel retrait dans un délai raisonnable.
Dans ces affaires, d'une part l'Urssaf a saisi l'institution émettrice espagnole tardivement (4 ans après le constat de fraude établi par l'inspection du travail). D'autre part, l'institution émettrice espagnole n'a pas traité la demande de retrait dans un délai raisonnable (plus de 2 ans après sa formulation).
La Cour confirme le caractère obligatoire, préalable et prompt de la procédure de retrait, en particulier dans le cas d'indices concrets de fraude.
Elle conclut qu'une juridiction de l'Etat membre d'accueil saisie de la question de la validité de DPA1 est tenue de :
Dans ces affaires, le juge pénal français ne s'est pas informé du déroulement de la procédure de retrait.
La CJUE relève que Vueling a été condamnée par les juridictions pénales françaises en violation du droit de l'Union, dans la mesure où le juge pénal a constaté une fraude au détachement et écarté les DPA1, sans rechercher au préalable si la procédure de retrait prévue par ce droit avait été enclenchée ni attendre son issue.
Elle en déduit que les juridictions civiles françaises, bien que soumises au principe de droit français de l'autorité de la chose jugée au pénal sur le civil, ne peuvent condamner Vueling à indemniser des travailleurs ou un organisme de retraite victimes de cette fraude.
La Cour réaffirme ainsi la primauté du droit de l'Union, concernant la procédure de retrait des DPA1, sur le droit des Etats membres, en particulier le principe français de l'autorité de la chose jugée au pénal sur le civil.
Elle ne remet pas en cause la condamnation pénale qui constitue une décision juridictionnelle nationale définitive revêtue de l'autorité de la chose jugée (principe de sécurité juridique). Toutefois, elle conclut que cette condamnation n'autorise pas les juridictions civiles à faire droit à des demandes de dommages-intérêts introduites par des travailleurs ou un organisme de retraite victimes des agissements de la compagnie aérienne.
Cette position vise à éviter qu'une application erronée des règles du droit de l'Union concernant l'effet contraignant et la procédure de retrait des DPA1 se reproduise dans chaque décision prise par des juridictions civiles portant sur les mêmes faits (principe d'effectivité du droit de l'Union).