Affaire C 272/94

Ministère Public contre Michel Guiot

Arrêt du 28 mars 1996

Libre prestation de services - Cotisations patronales - Timbres intempéries - Timbres fidélités - Conventions collectives - Double emploi avec les obligations dans le pays habituel d'emploi

"Les articles 59 et 60 du Traité CE s'opposent à ce qu'un État membre oblige une entreprise, établie dans un autre État membre et exécutant temporairement des travaux dans le premier État, à verser des cotisations patronales au titre de "timbres fidélités" et de "timbres intempéries" du chef des travailleurs qui ont été affectés à la réalisation de ces travaux, alors que cette entreprise est déjà redevable de cotisations comparables, du chef des mêmes travailleurs et pour les mêmes périodes d'activité, dans l'État où elle est établie "

La société Climatec, entreprise du bâtiment établie au Luxembourg, a effectué en Belgique, au cours de la période de mars 1992 à mars 1993, des travaux de construction pour lesquels quatre de ses ouvriers étaient occupés. La société ayant refusé de payer pour ses salariés qui étaient détachés des cotisations dues au titre de la législation belge ("timbres fidélité" et "timbres intempéries"), une procédure pénale a été engagée à l'encontre de Monsieur Guiot en sa qualité d'administrateur de la société Climatec.

C'est dans le cadre de cette action que le tribunal correctionnel belge a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour de Justice des Communautés Européennes. Il lui demande si les articles 59 et 60 du Traité s'opposent à ce qu'un État membre impose à des entreprises établies dans un autre État membre, qui se rendent sur le territoire du premier État pour y effectuer une prestation de services en utilisant pour ce faire des travailleurs qui sont à leur service, de verser des cotisations visant à compenser le chômage forcé en cas d'intempéries, ainsi qu'à les gratifier d'une prime de fidélité au secteur en question.

L'obligation de paiement des cotisations au fonds de sécurité d'existence des ouvriers de la construction relève de la convention collective belge du travail du 28 avril 1988 conclue dans le cadre de la commission paritaire de la construction. La première cotisation d'un taux de 9,12 % est destinée en partie à l'octroi de timbres fidélités aux ouvriers (9 %) et en partie à la couverture des frais de gestion (0,12 %), la seconde au taux de 2,10 % est destinée à l'octroi de timbres intempéries (2 %) et aux frais de gestion (0,10 %). Ces cotisations, comme les cotisations de sécurité sociale, sont calculées sur la base de la rémunération brute du travailleur.

Au Luxembourg, l'employeur est redevable de deux types de cotisations assez semblables pour les travailleurs qu'il emploie, y compris les travailleurs détachés. En effet, les ouvriers employés dans le secteur du bâtiment ont droit à une indemnité compensatoire de salaire en cas de chômage dû aux intempéries. Par ailleurs, dans le cadre du règlement .grand-ducal du 21 juillet 1989, l'employeur est tenu de payer à ses salariés une prime de fin d'année de l'ordre de 3 % du salaire brut. Le montant de cette prime a été porté à 4 % à partir du 1er janvier 1997 à la suite du règlement grand-ducal du 16 octobre 1993.

Il convient de préciser que dans cette affaire, il ne peut pas être fait application de l'article 14 § 1 du règlement (CEE) n° 1408/71 qui permet au travailleur maintenu à la législation du pays habituel d'emploi d'être dispensé durant la période du détachement du paiement des cotisations dans le nouveau pays de travail. En effet, l'article 1er sous j) du règlement précité exclut de son champ d'application les dispositions d'origine conventionnelle, même lorsqu’elles ont été rendues obligatoires en vertu d'une loi.

La Cour de Justice des Communautés Européennes rappelle que la libre prestation de services exige la suppression de toute discrimination, même si elle s'applique indistinctement aux nationaux et à ceux des autres États membres. De plus, en l'absence d'harmonisation en la matière, la libre prestation de services ne peut être limitée que par des réglementations justifiées par des raisons impérieuses d'intérêt général s'appliquant à toute personne ou entreprise exerçant une activité sur le territoire de l'État où la prestation de services est fournie.

La Cour indique que le droit communautaire ne s'oppose pas à ce que les États membres étendent leur législation ou leurs conventions collectives relatives aux salaires minimaux à toute personne effectuant un travail salarié, même de caractère temporaire, sur le territoire, quel que soit le pays d'établissement de l'employeur. Il faut d'ailleurs préciser que la directive n° 97/71/CE du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleur effectué dans le cadre d'une prestation de services, assure une protection minimale sur le territoire où le travail est effectué notamment en matière de durée de travail, de santé et hygiène de travail et de salaire minimum.

La Cour précise qu'il convient d'examiner si les règles de la législation belge comportent des effets restrictifs sur la libre prestation de services et, éventuellement si, des raisons impérieuses justifient les restrictions à la libre prestation de services. La Cour observe que le fait d'obliger un prestataire de services à verser, en plus des cotisations qu'il a déjà versées dans l'État où il est établi, une nouvelle cotisation patronale à un fonds de sécurité dans l'État d'accueil, constitue une charge économique supplémentaire, et ainsi, du point de vue de la concurrence, il ne se trouve pas sur un pied d'égalité avec les employeurs de l'État d'accueil.

La Cour indique que la réglementation belge, bien qu'elle s'applique indistinctement à tous les prestataires de services nationaux et non nationaux, peut constituer une restriction à la libre circulation, si elle ne se justifie pas par l'intérêt général lié à la protection sociale des travailleurs du secteur de la construction.

Or, en l'espèce, la réglementation luxembourgeoise, si elle diffère légèrement de la réglementation belge quant au montant des primes et les modalités de versement, poursuit le même but à savoir : protéger les ouvriers du bâtiment contre les risques de cessation du travail pour cause d'intempéries et les récompenser de leur fidélité dans le secteur d'activité concerné.

La Cour conclut que la seule considération d'intérêt général susceptible de justifier des restrictions à la libre prestation de services est la protection sociale du travailleur. Les cotisations réclamées par les autorités belges font double emploi avec celles déjà versées par l'employeur au Luxembourg, ce qui est susceptible sur le plan de la concurrence de désavantager l'entreprise prestataire de services par rapport aux prestataires nationaux.