Affaires jointes C-398/18 et C-428/18

Antonio Bocero Torrico (C-398/18), Jörg Paul Konrad Fritz Bode (C-428/18) contre Instituto Nacional de la Seguridad Social, Tesorería General de la Seguridad Social

Arrêt du 05/12/2019

Renvoi préjudiciel - Sécurité sociale des travailleurs migrants - Règlement (CE) n° 883/2004 - Pension de retraite anticipée - Eligibilité - Montant de la pension à percevoir devant excéder le montant minimum légal - Prise en compte uniquement de la pension acquise dans l'Etat membre concerné - Absence de prise en compte de la pension de retraite acquise dans un autre Etat membre - Différence de traitement pour les travailleurs ayant exercé leur droit à la libre circulation

L'article 5, sous a), du règlement n° 883/2004 doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à la législation d'un Etat membre qui impose, comme condition d'éligibilité d'un travailleur à une pension de retraite anticipée, que le montant de la pension à percevoir soit supérieur au montant minimum de pension que ce travailleur serait en droit de recevoir à l'âge légal de la retraite en vertu de cette législation, la notion de « pension à percevoir » étant entendue comme visant la pension à la charge de ce seul Etat membre, à l'exclusion de la pension que ce travailleur pourrait percevoir au titre de prestations équivalentes à la charge d'un ou de plusieurs autres Etats membres.

I. Faits

MM. Bocero Torrico et Bode ont demandé à l'institut national de sécurité sociale (INSS) en Espagne le bénéfice d'une pension de retraite anticipée. Ils justifiaient de périodes de cotisation en Espagne et en Allemagne ouvrant droit à pension de retraite dans chaque Etat.

Les pensions anticipées espagnoles ont été refusées, au motif que leur montant n'atteignait pas la pension mensuelle minimum applicable aux demandeurs ayant atteint l'âge légal de la retraite (65 ans), conformément à la législation nationale.

II. Litige national et question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE)

Suite à contestation de ces décisions, la juridiction de renvoi s'interroge sur la conformité de la législation nationale avec le droit de l'Union. Elle pose à la Cour une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 48 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (qui assure la libre circulation des citoyens à l'intérieur de l'Union dans le domaine de la sécurité sociale) et du règlement n° 883/2004 :

Le droit de l'Union s'oppose-t-il à la législation d'un Etat membre prévoyant, comme condition d'éligibilité d'un travailleur à une pension de retraite anticipée, qu'il justifie d'une pension à percevoir d'un montant supérieur au minimum légal, la notion de « pension à percevoir » visant la pension acquise dans ce seul Etat (à l'exclusion de pensions acquises dans d'autres Etats membres) ?

III. Réponse de la Cour

La CJUE examine d'abord si les pensions de retraite anticipée relèvent du champ d'application matériel du règlement n° 883/2004 et plus précisément quelle(s) disposition(s) s'applique(nt) dans cette affaire. Elle vérifie ensuite si la législation espagnole est conforme à ce règlement.

A. Champ d'application matériel du règlement n° 883/2004

La Cour constate que les pensions de retraite anticipée relèvent du champ d'application du règlement n° 883/2004. Elle s'appuie sur les articles :

B. Applicabilité de l'article 5, sous a), du règlement n° 883/2004 : principe d'assimilation

La CJUE rappelle que l'article 5 du règlement n° 883/2004 introduit le principe d'assimilation des prestations, revenus, faits ou évènements.

Cet article 5, sous a), prévoit que, si, en vertu de la législation de l'Etat membre compétent, le bénéfice de prestations de sécurité sociale produit certains effets juridiques, cette législation est aussi applicable en cas de bénéfice de prestations équivalentes acquises dans un autre Etat membre.

La Cour considère cette disposition applicable à cette affaire : le « bénéfice de prestations de sécurité sociale » correspond à l'ouverture de droit à pension. En vertu de la législation espagnole, ce droit à pension produit, si son montant dépasse le minimum légal, l'effet juridique consistant à rendre éligible à une pension de retraite anticipée.

En revanche, elle exclut l'application du principe de totalisation, invoqué par MM. Bocero Torrico et Bode, à cette affaire, qui ne porte pas sur l'acquisition du droit à pension de retraite, mais sur la question de savoir si le montant des pensions auxquelles ils ont droit en Allemagne doit être pris en compte pour déterminer l'éligibilité à une pension de retraite anticipée espagnole.

C. Examen de la conformité au droit de l'Union de la législation espagnole

Violation du principe d'assimilation

La CJUE rappelle que le principe d'assimilation, applicable à cette affaire, implique que les autorités compétentes espagnoles prennent en compte non seulement les pensions de retraite acquises en vertu de la législation nationale, mais aussi les prestations équivalentes acquises dans tout autre Etat membre.

Elle précise que la notion de « prestations équivalentes » vise 2 prestations comparables eu égard à l'objectif poursuivi par ces prestations et les réglementations qui les ont instaurées.

Dans cette affaire, la Cour estime que les pensions de retraite allemandes sont équivalentes aux pensions espagnoles, mais ajoute qu'il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier cet élément.

Elle conclut que la règlementation espagnole viole le principe d'assimilation. Cette conclusion est corroborée par l'examen de l'affaire au regard du principe d'égalité de traitement, dont l'assimilation de prestations, revenus, faits ou d'événements constitue une expression particulière.

Violation du principe d'égalité de traitement
Définition

La CJUE rappelle que le principe d'égalité de traitement, énoncé à l'article 4 du règlement n° 883/2004, prohibe :

Discrimination indirecte

Sont indirectement discriminatoires les conditions du droit national indistinctement applicables selon la nationalité qui :

Le refus d'un Etat membre de prendre en compte, pour déterminer l'éligibilité à une pension de retraite anticipée, la pension acquise dans un autre Etat membre par un travailleur ayant exercé sa liberté de circulation, constitue une discrimination indirecte.

En effet, ce travailleur ayant droit à une pension à la charge de 2 Etats membres peut ne pas être éligible à une pension de retraite anticipée, alors qu'un travailleur ayant accompli toute sa carrière en Espagne et donc acquis une pension uniquement espagnole, bien que du même montant, y serait éligible.

Discrimination injustifiée

Une législation nationale discriminatoire peut toutefois être justifiée si :

L'INSS et le gouvernement espagnol ont indiqué, lors de l'audience, que la législation espagnole en cause vise à :

La Cour estime que les objectifs avancés ne sont pas de nature à justifier la discrimination constatée contraire au droit de l'Union.

Elle précise en particulier que l'article 58 du règlement n° 883/2004 (qui prévoit que le bénéficiaire de prestations de vieillesse ne peut percevoir un montant inférieur au minimum fixé par la législation de l'Etat membre de résidence, cet Etat devant, le cas échéant, lui verser un complément égal à la différence entre la somme des prestations dues et la prestation minimale) n'oblige pas un Etat membre à octroyer une pension de retraite anticipée à un demandeur lorsque son montant n'atteint pas le minimum qu'il recevrait à l'âge légal de la retraite.

Or, la législation espagnole n'autorise l'octroi d'un complément de pension que pour la différence entre la somme des prestations dues conformément à la réglementation de l'Union (les pensions effectivement perçues par MM. Bocero Torrico et Bode tant en Espagne qu'en Allemagne) et la pension minimum en Espagne.